Au lieu, comme le souhaitait Théodore, d’aller rassurer Pierre Champoiseau en affirmant que le propriétaire de la Grande Licorne avait été retrouvé mort, Fortuné lui fit un compte-rendu de la visite à la Morgue, lui fit part de certains doutes quant à l’identité du cadavre et lui demanda s’il pouvait essayer de retrouver la trace de Madame Andrésy avec l’aide de François. Le vieil homme présentait l’apparence de l’investigateur idéal : rassurant, bonhomme et mal-voyant, personne ne se méfierait de lui. Il promit à Fortuné d’interroger sans tarder les voisins de la Grande Licorne.
Fortuné fila à Veritas.

Il ne fut pas très surpris quand Champoiseau passa en fin d’après-midi au Bureau accompagné par François et le chien Hugo, afin d’annoncer que personne dans le quartier ne connaissait de dame Andrésy travaillant à la Grande Licorne, mais que, en revanche, sa description correspondait à celle de Raphaëlle, une femme de service du restaurant qui…, hum, ajouta Champoiseau, était aussi là pour distraire les clients.
– Pierre et François, vous êtes décidément de précieux enquêteurs, quelle rapidité ! dit Fortuné. Je vais vous recommander à Vidocq pour qu’il vous embauche dans son bureau de renseignements !
L’œil de François se mit à briller comme à chaque fois que l’on évoquait Vidocq – mais un peu moins depuis qu’il avait découvert en juillet des facettes inconnues de l’illustre personnage.
– Fortuné, enchaîna Champoiseau, nous avons fait d’autres découvertes…
– Attendez, Pierre, venez un instant que je vous présente à Charles Lefebvre.
Fortuné alla frapper à la porte du bureau de Lefebvre. Les deux hommes s’entretinrent quelques secondes, puis la porte du bureau s’ouvrit en grand pour accueillir Champoiseau et François qui, intimidés, pénétrèrent dans la vaste pièce dont les murs étaient chargés de gravures de navires à voiles et à vapeur et d’étagères remplies de livres.
La porte se referma sur Hugo. Résigné, le chien s’allongea en travers du seuil.
– Monsieur Champoiseau, François, c’est un honneur pour moi que de recevoir les héros du 28 juillet ! déclara Lefebvre en leur serrant la main et en les faisant asseoir.
Le directeur de Veritas avait déjà croisé le vieil homme à plusieurs reprises, mais sans jamais vraiment prendre le temps de lui parler. Il constata tout de suite que Champoiseau perdait la vue.
Il adressa un regard à Fortuné comme pour s’assurer de son assentiment puis s’adressa au vieil homme :
– Vous avez le droit de le savoir, ainsi que vous, cher François : je connais tout de vos exploits de cette funeste journée grâce à un manuscrit que Monsieur Petitcolin m’a remis sous couvert du secret et qui est enfermé dans le coffre que vous voyez ici.
Il désigna sur sa droite une petite porte métallique encastrée dans le mur.
– Je sais aussi que vous avez servi sous l’empereur, Monsieur Champoiseau, et, j’en suis sûr, vaillamment !
– Je ne le confierais pas à n’importe qui, mais, oui, c’est vrai, j’en suis fier, confirma Champoiseau en écartant son manteau qui laissait voir dessous une vieille veste d’uniforme de l’Empire. J’ai commencé par la campagne d’Égypte et traversé à cette occasion la Méditerranée avec Bonaparte !
– Aimez-vous la mer, Monsieur Champoiseau ?
– Je la connais peu, Monsieur. Mais j’ai un immense respect pour elle et pour les hommes qui l’affrontent.
– Monsieur Petitcolin m’a confié que vous étiez écrivain public au Palais-Royal…
– Je ne le suis plus depuis quelque temps. Ma vue baisse et la lecture m’est devenue pénible.
– Monsieur Champoiseau… accepteriez-vous de travailler dorénavant pour le Bureau Veritas ?
Le vieil homme toussa comme s’il avait avalé de travers.
– Excusez-moi, je ne comprends pas… Je perds la vue et suis maintenant incapable d’écrire !
Lefebvre se leva et alla se caler derrière son bureau contre une bibliothèque qui montait jusqu’au plafond.
– L’activité du Bureau se développe à une vitesse telle que nous ouvrons des bureaux dans les différents pays d’Europe. Nous renforçons également nos effectifs à Paris, à Brest et dans d’autres villes en France. Nous recherchons des hommes capables de lire et d’écrire, bien sûr, mais surtout capables de dialoguer avec nos clients, d’être à leur écoute, de créer les meilleures relations de confiance. Pour cela, nous demandons souvent à nos employés – Lefebvre lança un coup d’œil à Fortuné – de nous recommander des amis fiables. J’ai pensé à vous il y a plusieurs mois, Monsieur Champoiseau, à vrai dire en juillet, un soir où vous êtes passé ici. Je ne vous connaissais pas et vous m’avez tout de suite inspiré confiance. Me connaissant, je peux vous assurer que vous avez là une qualité rare, dont je souhaiterais faire profiter le Bureau ! Quelqu’un pourra toujours lire ou écrire à votre place, mais personne ne pourra créer des relations de confiance à votre place. Nous avons besoin de vous, Monsieur Champoiseau – et de vous aussi, François !
On ne savait ce que le vieil homme parvenait à voir à travers ses lunettes aux verres épais, mais son émotion était perceptible à ses lèvres qui tremblaient un peu.
– Peut-être avez-vous entendu parler d’un homme remarquable, Sir John Fielding ? poursuivit Lefebvre. Il y a presque cent ans, il a créé avec son frère le premier corps de police londonien, qui existe encore aujourd’hui. Suite à un accident survenu en mer, Fielding était aveugle. Cela ne l’a pas empêché de diriger la police de Londres pendant vingt-cinq ans ! Il était capable de reconnaître au son de leur voix plusieurs centaines de malfrats. Il ne considérait pas sa cécité comme un handicap… Nous ne sommes pas la police, ici, mais Veritas a besoin d’hommes comme vous. Réfléchissez, Monsieur Champoiseau ! Si vous acceptez mon offre, vous pourrez commencer le mois prochain en accompagnant Monsieur Petitcolin dans ses rencontres avec nos clients à Paris et en Province… Je le laisse vous reconduire. Il est déjà tard, Fortuné. Revenez quand vous voulez avec vos amis.